Médicaments: manips dans les labos
Par Christophe Barbier, publié le 18/04/2014 à 18:32
C'est le livre d'un "repenti". John Virapen fut, en Suède, un dirigeant d'un grand groupe pharmaceutique. Corruption, désinformation... Son réquisitoire choc dénonce les méthodes dont userait cette industrie pour imposer ses produits et masquer leurs dangers. Extraits exclusifs.
Médicaments: manips dans les labos
Pour John Virapen, les labos devraient publier tous leurs essais cliniques.
afp.com/Jean-Christophe Verhaegen
C'est un ouvrage étrange et explosif dont L'Express présente en exclusivité les extraits. Médicaments, effets secondaires : la mort, de John Virapen, que publie le Cherche Midi sous le parrainage du Pr Philippe Even, est un livre étrange parce qu'il est déjà paru en Allemagne, en 2008, puis en Grande-Bretagne, en Suède et dans d'autres pays, sans provoquer une grande curiosité médiatique ni soulever de scandale. Explosif, il l'est, car il prétend dévoiler les rouages terribles des marchés du médicament : "invention" de pathologies pour vendre des remèdes, essais cliniques biaisés, lobbying intense auprès des autorités et, bien sûr, des médecins prescripteurs...
Aujourd'hui installé à Malmö, John Virapen se présente comme ancien PDG d'Eli Lilly and Company en Suède. Le laboratoire confirme qu'il a été employé de Lilly au Danemark et en Suède, de 1979 à 1988, mais précise, par la bouche de sa directrice médicale pour la France et le Benelux, le Dr Elena Perrin, que "dans les années 1980, Lilly n'a pas de filiale en Suède, mais seulement un bureau de représentation a minima, c'est-à-dire des responsables dans le domaine médicoréglementaire et pas d'autonomie financière".
Lilly rappelle aussi que Virapen a quitté le groupe en octobre 1988, alors que l'autorisation en Suède de la fluoxétine ne date que de 1995, or les conditions de validation de cette molécule, plus connue sous le nom de Prozac, sont une des attaques majeures de l'auteur. "Les affirmations de John Virapen concernant des faits qui auraient eu lieu quand il était employé chez Lilly en Suède dans les années 1980 n'ont aucun fondement, affirme le Dr Perrin. S'ils avaient existé et avaient été connus de Lilly, ils auraient fait l'objet d'une procédure disciplinaire à l'encontre de John Virapen après enquête. Ses allégations sur Lilly donnent une image totalement fausse du groupe et de ses pratiques." Au lecteur de juger...
[Extraits]
J'achète un psychiatre, le Pr Z.
[A la fin des années 1980, la Suède tarde à donner l'autorisation de mise sur le marché du Prozac, ou fluoxétine, le nouvel antidépresseur de Lilly.]
Médicaments, effets secondaires: la mort, par John Virapen. Préface, traduction et notes du Pr Philippe Even. Le Cherche Midi, 293 p., 18,50€.
Médicaments, effets secondaires: la mort, par John Virapen. Préface, traduction et notes du Pr Philippe Even. Le Cherche Midi, 293 p., 18,50€.
© Le Cherche Midi
Il fallait que d'urgence je trouve le moyen de changer les choses. Les études cliniques que nous présentions aux autorités étaient d'abord soumises à l'évaluation d'un expert indépendant. Cette évaluation était importante, puisqu'il était payé par les autorités officielles pour le travail énorme qui consistait à analyser les colonnes de chiffres. Il fit donc le travail préliminaire mais, conformément à la procédure, son identité restait inconnue des compagnies pharmaceutiques à l'origine de la demande.
Si j'arrivais à découvrir qui était l'expert qui allait officiellement évaluer la fluoxétine, nous pourrions alors créer son profil, connaître ses goûts, ses envies, estimer le seuil à atteindre mais à ne pas dépasser pour trouver un compromis avec lui. Je compris d'abord qu'il n'y avait que cinq experts psychiatres en Suède du niveau de qualification nécessaire. Une chance sur cinq. Il fallait découvrir lequel. Je créai le profil de chacun d'eux. L'un faisait partie des autorités de santé, ça ne pouvait donc pas être lui. Il n'en restait plus que quatre.
Je demandai à mes collaborateurs de s'informer, aux représentants responsables des différentes régions de mener des enquêtes discrètes, de poser à leurs secrétaires des questions indirectes, qui nous permettraient de tirer des conclusions, sans qu'elles puissent deviner nos intentions. Quant à moi, je réunissais les morceaux du puzzle. L'un après l'autre. Je pus les rayer de la liste jusqu'à ce qu'il n'en reste qu'un : le Pr Z. de Göteborg.
J'entrepris d'étudier le Pr Z. de plus près. Il aimait la voile. Je m'achetai un livre sur la voile. Je trouvai le type de yacht qu'il possédait et me fit livrer des informations au bureau. Je les étudiai là encore de près. J'examinai les photos du yacht. Je fermai les yeux, me calai dans mon fauteuil et imaginai le Pr Z. montant à bord, la ligne aérodynamique de son bateau, le bruit du moteur qui démarre, etc. [...] J'appelai le Pr Z. et je parvins à l'inviter à dîner. Je n'avais pas trop d'appréhension, mais je ne peux pas dire que je n'avais aucune crainte, un certain trac.
C'est comme si l'on montait en scène. J'ai appris à me concentrer dans ces cas-là sur les choses qui importent réellement, sur le but que je m'étais fixé. Le truc, c'est de ne pas foncer comme un taureau - mais malgré tout de glisser un pied dans la place. Il faut avoir l'air de se comporter naturellement. Un facteur joua en ma faveur : je n'aimais pas le Pr Z. Une réelle sympathie rend les manipulations plus difficiles. On n'aime pas piéger une personne qu'on apprécie. On ne veut pas obliger quelqu'un qu'on aime à franchir les frontières de la légalité.
Le fait de ne pas l'aimer était donc un atout. Nous avons passé une excellente soirée ensemble et je lui ai dit ouvertement pour qui je travaillais. Nous avons parlé de choses diverses. Je lui ai même montré un protocole de notre demande d'autorisation. [...] Le Pr Z. ne savait rien de la fluoxétine et n'avait aucune opinion sur le sujet. La soirée touchait à sa fin.
Je payai l'addition, sans chercher à aller plus loin, mais je ne tardai pas à l'inviter à nouveau. "Un dîner est toujours une bonne idée", dit-il. Cette fois, j'étais prêt à jouer franc jeu. Je ne savais pas encore si ce serait avant ou après le repas. J'avais orienté la conversation, une fois de plus, sur la fluoxétine. "Ne le prenez pas mal, mais je sais que vous êtes chargé de notre dossier à la Commission de santé." Le Pr Z. n'en fut pas choqué. Il se contenta de sourire et de commander un autre verre de vin.
"Sept ans, cela fait bien long", dis-je d'un ton détaché [L'auteur fait allusion à la durée de la procédure d'autorisation.] Le Pr Z. acquiesça de la tête, toujours penché sur son verre de vin, et continua à sourire. Je changeai de sujet pour revenir à la voile. Il en sembla plutôt satisfait et m'invita sur son yacht. Je lui demandai ce qu'il faudrait pour abréger un peu ce délai de sept ans et pour, si possible, remonter au vent, comme on dit en navigation. "Un navigateur chevronné peut contourner même la côte la plus escarpée", se défendit-il. "Mais naviguer sur la terre ferme, voilà qui serait impossible même au meilleur marin", rétorquai-je.
L'auteur affirme avoir corrompu, à la fin des années 1980, un expert suédois chargé d'évaluer le Prozac, pour que sa mise sur le marché soit autorisée.
L'auteur affirme avoir corrompu, à la fin des années 1980, un expert suédois chargé d'évaluer le Prozac, pour que sa mise sur le marché soit autorisée.
Darren Staples/REUTERS
Le Pr Z. ne voulut pas me contredire, du moins pas dans le domaine de la voile. "Que faudrait-il alors ?" hasardai-je. Le Pr Z. reposa son verre, s'essuya les lèvres avec sa serviette, puis parla posément : "L'argent est toujours utile." Après un temps de réflexion, il cita un chiffre. Je payai la note et nous partîmes. [...] J'étais heureux. Je savais que la compagnie mettrait la somme sur la table.
Le bureau de Copenhague contrôlait toute la zone nordique. Le lendemain, j'appelai le directeur à Copenhague, je lui expliquai qu'il faudrait payer 100 000 couronnes pour obtenir une autorisation rapide en Suède. A l'époque, cela représentait environ 20 000 dollars. Je lui dis au nom de qui le chèque devait être libellé et qu'il serait encaissé à Copenhague, au Danemark, pour des raisons fiscales, pour éviter l'impôt. Le directeur comprenait très bien tout cela. Le transfert n'apparaîtrait pas dans nos comptes mais serait inscrit à Genève et probablement consigné sous la rubrique "bourses de recherche". B. Mon directeur de Copenhague me dit qu'il devrait cependant en parler avec son directeur financier. Le bureau de Copenhague consulta celui de Genève. Cela prit vingt-quatre heures. Puis je reçus un appel de Copenhague : "John, faites tout ce qui vous semble nécessaire."
[L'auteur ajoute qu'il n'a pas été inquiété pour ces faits, désormais prescrits.] [...]
Problème: la rétention de l'information
[A chaque problème posé par le manque de transparence de l'industrie pharmaceutique, John Virapen propose ses solutions.]
Les décisions médicales [des autorités sanitaires de chaque pays] sont totalement dépendantes des renseignements que les compagnies pharmaceutiques veulent bien leur communiquer. Malheureusement, le manque d'efficacité ou les accidents déclenchés par les nouveaux médicaments sont constamment dissimulés et découverts avec des années de retard, pendant lesquelles les firmes, protégées par leurs brevets, ont engrangé d'énormes bénéfices.
Solution:
Il serait nécessaire de créer une institution indépendante ayant accès à toutes les informations disponibles sur les effets cliniques. [note de Philippe Even (NPE) : "Cette question clef d'?open access? à tous les dossiers des firmes est en plein débat depuis deux ans aux Etats-Unis, en Angleterre et en Suisse. Les firmes s'y refusent toujours radicalement au nom de la propriété industrielle et, tenez-vous bien, de la protection de l'anonymat des patients qui ont participé aux essais, un anonymat levé aisément par l'informatique. Mais voyez, c'est pour vous défendre, vous, les patients, que les firmes refusent d'ouvrir leurs dossiers ! Vous devriez les en remercier."] [...]
Problème : l'isolement des agences de santé nationales
Les industries sont multinationales, les agences de santé nationales et même nationalistes. L'absence de collaboration des autorités de santé des différents pays entre elles conduit à des situations très préjudiciables pour les patients. Lorsque des problèmes sérieux se font jour, comme cela a été le cas au Danemark avec le bénoxaprofène [un anti-inflammatoire], il ne devrait pas être de la seule responsabilité du fabricant de décider si oui ou non l'information sera communiquée aux autorités de santé des autres pays où ce médicament litigieux a, ou attend encore, son autorisation, car trop souvent les compagnies pharmaceutiques elles-mêmes restent muettes sur ces accidents qui compromettraient le développement de leurs molécules.
Solution:
Il faut imposer et organiser la communication entre les autorités de santé des différents Etats.
Les labos refuseraient d'ouvrir les dossiers de leurs essais au nom... de la protection de l'anonymat des patients cobayes.
Les labos refuseraient d'ouvrir les dossiers de leurs essais au nom... de la protection de l'anonymat des patients cobayes.
REUTERS/Mark Blinch/Files
Problème: la transparence des informations
[...] Rien n'oblige les firmes à rendre publics les résultats des essais cliniques terminés. Pourtant, c'est bien dans ces essais en échec que l'on peut trouver des informations sur l'efficacité réelle et les risques des molécules et non dans les études arrangées après coup, lissées, biaisées, élaguées, sélectionnées, façonnées par les industries pharmaceutiques.
Solution:
Imposer aux firmes l'obligation de produire des informations complètes, non seulement sur les essais cliniques terminés qu'elles publient, mais aussi sur les essais cliniques interrompus ou sur ceux qu'elles ne publient pas après les avoir terminés, car ils contiennent des informations qui leur seraient préjudiciables et rendraient publiques des données scientifiques dont leurs rivales pourraient tirer profit pour produire un médicament plus efficace ou moins à risque. [NPE : "Il y a là une séquestration du savoir nuisible à la recherche privée et publique tout entière, que stigmatisent particulièrement cinq grandes études du Lancet des 8 et 15 janvier 2014."]
Problème: la publicité
La publicité sur les médicaments ou les maladies imaginaires devrait être interdite, y compris celle qui s'étale ici et là, des années avant la sortie du médicament. [Le but de la publicité est] de mettre la pression sur les malades, les familles et parfois les parents et les éducateurs (par exemple dans le cas du Daha [l'hyperactivité]). Ce sont alors les malades eux-mêmes et parfois leurs associations financées en coulisses par l'industrie qui exercent la pression sur les autorités gouvernementales pour faciliter ou accélérer les autorisations de mise sur le marché. [...]
Solution:
le public doit trouver des informations sur les maladies qui le préoccupent auprès de sources réellement indépendantes de l'industrie et même des pouvoirs publics, qui peuvent parfois se laisser aller à des calculs économiques ou financiers, en particulier concernant l'emploi. [...]
Problème: le rapport bénéfice-risque
Rien ne justifie, sous aucun prétexte, de faire planer un risque de mort sur qui que ce soit. Pourtant, l'industrie pharmaceutique et même les autorités de santé raisonnent autrement et acceptent des risques mortels de 0,01 et même 0,1 % dans le cadre de ce qu'ils appellent l'analyse du bénéfice-risque, où le risque est constamment sous-évalué et l'efficacité au contraire surévaluée. [...] Un risque de 0,01%, cela ne semble pas très important, mais ces médicaments sont souvent prescrits à des centaines de milliers, voire à des millions de malades, alors le 1 après la virgule se retrouve souvent devant et c'est 10, 100, 1000patients qui meurent de par le monde. 0,01 % de 1 million, c'est 100 morts chaque année! "Une seule mort, c'est une tragédie, un million de morts, c'est une statistique", disait Lénine.
Solution:
Les coupables devraient tous être jugés, les amendes appliquées non pas aux firmes richissimes mais aux patrons des firmes, et ces patrons devraient être contraints à la démission. Aucun ne l'a jamais fait. [...] Ces patrons sont parfois virés pour échec commercial, comme ça a été le cas de Ray Gilmartin chez Merck après l'affaire du Vioxx, mais ils ne sont jamais condamnés pour meurtre. Un ou deux exemples suffiraient pourtant à recadrer l'ensemble du système.
En savoir plus sur
http://www.lexpress.fr/actualite/societe/sante/medicaments-manips-dans-les-labos_1509204.html#C3zMT1y6dsDBiZvA.99